34B ou l’armature dentelée du capitalisme

34B, l’emblème du féminin, celui qui symbolise la taille la plus populaire des populaires, rappelle qu’habiter un corps féminin n’est ni banal ni sans conséquences. De l’invention du corset qui étouffe quand on travaille à l’usine, au développement de la lingerie fine jusqu’au « nipple free », la pièce présentée à La Bordée emprunte à l’histoire des dessous féminins pour comprendre les interconnexions entre patriarcat, capitalisme et discipline des corps et des subjectivités reconfigurant les inégalités entre les sexes.

Ironie de la situation, quand on apprend que ces dessous sont dessinés par des hommes (gardiens du bon goût), érotisés par ces hommes, et que c’est aux conditions de ceux-ci que ces femmes travaillent à se fabriquer leur propre camisole… Jusqu’à troquer, un peu plus tard, et pas que métaphoriquement, les huit heures de travail pour huit heures de chimiothérapie, à force d’avoir porté l’armature capitaliste pour être toujours plus femme, toujours plus femme qu’on adule.

Le texte est fort, les mots sont puissants et acérés, dépassionnés mais chargés et parfois rudes, voire cruels. L’on ne sort pas indemne de cette fresque foisonnante de références qui serait à voir et à revoir pour en mesurer toute l’étendue.

Femmes fortes, avant-gardistes, des milieux populaires y revendiquent la légitimité de leur colère, toujours en quête de détricoter les beaux habits des incohérences et injustices ordinaire.

On suit les faits marquants de la manufacture Dominion Corset au cours des époques, et en parallèle le système qui « change pour mieux rester pareil ». Au final, le changement prend du temps, et c’est en reconnaissant l’apport des générations précédentes vers l’émancipation des femmes que se trouve le fil rouge. A-t-on le choix? Plus qu’hier, moins, espérons-le, que demain.

Discipliner les corps pour l’idéologie du progrès

34 B est une illustration bien ficelée qui montre de manière équilibrée comment se déroule la construction par le haut et par le bas du patriarcat.

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Une interprétation binaire voudrait que la marge d'initiative et de liberté laissée aux sujets ne soit qu’une ruse d'un pouvoir visant une domination encore plus brutale. On présente, au contraire, la liberté comme condition même de l’exercice de ce pouvoir. Il faut inclure, innover plus que restreindre, libérer les paroles et discipliner plus qu’interdire dans la mécanique de la gouvernance.

Au travail, on commencera par offrir du petit lait aux employées et permettre la radio dans l’atelier de couture pour augmenter la productivité de toutes. On ne peut d’ailleurs passer à côté d’une variation sur le même thème qui veut que les nouveaux espaces de travail incluent maintenant des aires de jeux et brouille les frontières entre chez soi et travail…

À un rythme effréné, on voit défiler les archétypes du capitalisme patriarcal. Celui du mâle alpha, toujours présent de manière désincarné par un complet flottant sur un cintre et dont on entend la voix en écho qui personnifie l’entreprise, celle de la femelle alpha également.

Cette femme qui grimpe les échelons au prix de bien des courbettes et qui, au final, doit travailler toujours plus pour encore moins, tout en devant apprendre à naviguer au plus près des injonctions paradoxales de l’institution si elle veut maintenir son exigence. Lolo, l’étudiante-artiste-militante du droit des femmes, qui trébuche dans les incohérences du système en se faisant enjôler par les promesses de célébrité clinquante du marketing d’influence.

Néanmoins, là encore, ces femmes de toutes les époques ont plus d’un tour dans leur sac et savent tirer de leur position respectives l’agilité nécessaire pour subvertir les contrôles et disciplines institutionnels. Plus encore, c’est aussi dans leur vie intime et leurs expériences amoureuses diversifiées qu’elles puisent leur créativité pour lutter.

Une belle ode au groupe, au pouvoir de s’assembler, de manoeuvrer… et de manifester! L’humour léger vient adoucir les propos tranchants et les rivalités qui peuvent survenir sur la route et permet de montrer avec humanité la complexité du système sans non plus annihiler la révolte à mener.

La finale résume bien l’ensemble du message. Chacune, en habitant les normes de la féminité, porte un combat et porte en soi les noms oubliés des femmes qui ont travaillé, avant elle, à défricher un chemin et semer des graines de revendications pour tendre vers l’égalité.

À celles qui dérangent, celles qui sont « borderline » par leur refus de « rentrer dans les carcans, qui osent faire bouger les lignes et danser sur les frontières sociales de leur destinée, c’est à elles, de toutes les générations, que se rapporte le sens même de 34B.

La pièce 34B est présentée au Théâtre La Bordée jusqu'au 20 mai 2023.

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