Malgré la reprise des activités de diffusion au maximum de leur capacité depuis le 14 mars, les salles de spectacles indépendantes de Québec n’ont pas encore retrouvé leur cours normal. Elles doivent faire preuve d’ingéniosité pour relever les nouveaux défis occasionnés par les ressacs de la pandémie et la nouvelle conjoncture économique.
Les salles de spectacles indépendantes de Québec ne sont pas sorties de l’auberge
Malgré la reprise des activités de diffusion au maximum de leur capacité depuis le 14 mars, les salles de spectacles indépendantes de Québec n’ont pas encore retrouvé leur cours normal. Elles doivent faire preuve d’ingéniosité pour relever les nouveaux défis occasionnés par les ressacs de la pandémie et la nouvelle conjoncture économique.
On le sait, le milieu du divertissement est un des plus malmenés depuis deux ans. Exaspérés par le yoyo des fermetures-ouvertures et par les restrictions sanitaires, certains joueurs ont abandonné le navire, laissant souvent le capitaine seul à la barre. La sixième vague semble avoir été la plus difficile à naviguer, selon les gestionnaires de salles indépendantes consultés par Monquartier.
La pénurie de main-d’oeuvre fait mal aux salles
« On manque de main-d’oeuvre », résume Karl-Emmanuel Picard, propriétaire de L’Anti Bar Spectacles du quartier Saint-Roch. « On n’a personne pour faire le ménage. Mes parents viennent m’aider parce que je dois le faire moi-même entre minuit et 2 h du matin. Je ne veux pas avoir à le faire le lendemain parce que je dois m’occuper de mes enfants. »
Le manque de prévisibilité du gouvernement pendant les confinements a éteint la motivation de certains artisans culturels. Plusieurs ont fait le choix d’aller travailler dans un domaine présentant de meilleures certitudes d’emploi et des horaires plus attrayants. Les faire réintégrer le circuit tient de l’impossible.
« Après deux ans à se coucher tôt et à ne plus vivre jusqu’à 3 h du matin chaque jour, on se rend compte qu’avant, ce n’était pas une vie de travailler à ces horaires-là. Le personnel du milieu n’a plus vraiment le goût de retomber là-dedans. On a affiché un poste pour faire du ménage à 20 $ l’heure et on n’a eu aucune candidature », poursuit Karl-Emmanuel.
Cette malheureuse constance pousse les dirigeants à adapter leurs pratiques de gestion. La plupart sont contraints de faire des heures supplémentaires pour livrer une expérience-client aussi normale que possible. Il n’est pas rare que le gestionnaire doive assurer les services de billetterie, de bar et de vestiaire.
Pour Jen-Mickaël Bernier, propriétaire de La Source de la Martinière à Limoilou, ce tout-faire-soi-même lui sied bien pour l’instant, même s’il manque d’employés. Ce qui l’inquiète davantage, c’est la période estivale où tous les amateurs de musique fréquenteront les festivals. Compte tenu du nombre imposant d’événements à l’affiche au Québec et du personnel technique disponible, Jen-Mickaël appréhende la volatilisation de ses techniciens.
« Mes techs 1, 2 et 3 seront absents. Je vais devoir me trouver des plans B-D-W. Ce sera un enjeu pour moi. Soit tu paies tes techniciens plus cher, soit tu les perds. Et tu prends l’argent où? C’est un peu ça », déclare-t-il, résigné.
C’est le même son de cloche pour Émilie Tremblay, directrice générale du Pantoum, une salle de 100 places du quartier Saint-Sauveur. Le redémarrage éclair sans préavis raisonnable en mars a placé Émilie dans une position délicate.
Puisque tous les lieux de diffusion ont dû se remettre en marche en quelques jours afin de bénéficier des subventions de la SODEC avant leur échéance, les techniciens qualifiés ont tous été sollicités rapidement et partout. Émilie s’anime vivement lorsqu’elle analyse la position des techniciens dans ce contexte :
« Les techniciens de scène, suivant de nombreux mois sans gagner de salaire, doivent, après une annonce de déconfinement, reconfirmer tous leurs contrats en deux jours. Cette situation est moralement inhumaine. »
À cette dispersion du personnel technique s’ajoute la gestion des reports et des annulations forcés par la croissance des cas de COVID-19 parmi les artistes et leurs équipes. Au Québec, au mois de mars, plus de 250 spectacles programmés en salles indépendantes ont dû être reportés ou annulés en raison du haut taux de contamination des artistes, selon des données du réseau des Scènes de musique alternatives du Québec (SMAQ).
« On doit réouvrir et offrir à nos spectateurs la même expérience qu’avant mars 2020, tout en composant avec les imprévus de la propagation du virus et le manque de personnel », raconte la directrice, qui a dû reporter trois spectacles en une semaine. « C’est difficile, car on n’a plus la même marge de manoeuvre; il faut changer les plans au quotidien. C’est extrêmement éreintant et invivable à long terme », conclut-elle.
Remplir le calendrier à tout prix
Malgré cette tourmente, des diffuseurs ont profité des confinements pour expérimenter d’autres moyens de diffusion afin de garder la tête hors de l’eau. La deuxième réouverture trace le nouveau visage du milieu. Ce nouveau visage dictera les standards des années à venir selon la pratique adoptée par tous les diffuseurs ces derniers mois : la fin de la programmation à tout prix.
D’après Arnaud Cordier, programmateur de l’Impérial Bell sur la rue Sant-Joseph dans Saint-Roch, les salles indépendantes ont maintenant le devoir de pressentir les tempêtes afin de maintenir une saine gestion de leur salle et de leur main-d’oeuvre. Cette conclusion se traduit par la nécessité d’adapter sa stratégie de programmation, notamment celle de devoir remplir toutes les dates du calendrier.
« Ce qui a changé dans la gestion de la programmation, c’est la tendance à moins vouloir programmer dans l’urgence, mais plus en fonction d’une projection du cours de la vie quotidienne. On ne programme pas de spectacles sans connaître ce qu’on est capable de faire autant en terme de réception qu’en terme de ventes. C’est une évolution importante. »
Karl-Emmanuel Picard partage le même point de vue. Le diffuseur avoue avoir failli tout perdre au début de la pandémie. Les temps d’arrêt imposés lui ont permis de revoir sur son modèle d’affaires et sa gestion. Sa stratégie de réaménager L’Anti pour l’adapter à la diffusion virtuelle l’a emmené loin des eaux troubles. L’approche a contribué à maintenir des activités et rémunérer son personnel. Aujourd’hui, Karl-Emmanuel saisit l’importance de prévoir l’imprévisible et sa façon de programmer en est le reflet :
« Je ne cours pas après les spectacles parce que je ne peux plus produire six shows par soir. Maintenant, quand je fais des spectacles, j’essaie de ne pas perdre d’argent parce que le but n’est pas de revenir au rythme d’avant et de présenter tous les spectacles. Il y avait des pertes en bout de ligne. Si dans une semaine, je ne diffuse que deux spectacles devant 175 personnes sur une capacité de 200, et que le reste de la semaine il n’y a rien d’autre, ben ce n’est pas la fin du monde. »
L’inflation, le nouvel ennemi
Certes, le visage de la diffusion alternative se transforme selon l’ampleur des vicissitudes occasionnées par la crise sanitaire et la pénurie de main-d’oeuvre. Comme si cette houle n’était pas suffisante, les diffuseurs de Québec doivent aujourd’hui ajouter une nouvelle variable à leur formule : la hausse fulgurante des coûts de production.
D’après certains, la guerre en Ukraine, qui exacerbe le prix des biens de consommation et qui contribue à la flambée de l’inflation, se répercute sur la scène musicale. Le coût de production d’un spectacle a déjà doublé, selon Patrick Labbé, producteur de spectacles et pdg de l’agence limouloise Doze Management.
« Emmener des groupes en tournée coûte plus cher quant à l’hébergement et la restauration. L’augmentation du prix de l’essence influence celui du transport des artistes et de leur équipement. Un show qui me coûtait 800 $ à produire me coûte maintenant 1500 $. Plus la guerre perdurera, plus le choix de présenter certains artistes se fera selon la rentabilité du spectacle », dénonce-t-il.
Afin d’assurer la pérennité des opérations dans cette incertitude économique, tous les gestionnaires réclament une aide financière permanente au lieu d’un soutien temporaire renouvelable. Les subventions octroyées en 2021 lors de la mise en place des mesures d’urgence ont été très salutaires, puisqu’elles ont permis d’entretenir la scène de la musique émergente jusqu’en mars 2022.
Toutefois, les nouveaux investissements en culture de 226 millions$ annoncés le 10 avril par la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, dont une part sera réservée aux salles indépendantes, seront encore temporaires.
Les diffuseurs accueillent allègrement la nouvelle, mais déplorent le caractère ponctuel des subventions. Les fonds obtenus du gouvernement ont permis aux salles indépendantes de maintenir leurs opérations, de payer le personnel resté en poste et les artistes présentés sur scène. C’est donc dire que tout l’argent a été retourné dans la communauté, et ce, sans remplir les coffres des diffuseurs.
Comme la pandémie a forcé le milieu culturel à revoir son écosystème, la forte montée de l’inflation risque de le déséquilibrer à nouveau. De là l’importance de bénéficier d’un soutien financier permanent.
« Cette aide est essentielle pour diffuser les oeuvres des musiciens émergents », mentionne Émilie Tremblay du Pantoum. « Les petites salles constituent la racine de tout grand artiste de demain dans le sens où la rumeur créée par les amoureux de découvertes peut contribuer à propulser l’artiste sur de plus grandes scènes. Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de 60 mélomanes. Ça peut aller vite après leur passage », indique-t-elle.
Faire reconnaître l’importance des salles de diffusion indépendantes auprès des autorités constitue le rôle principal du regroupement des SMAQ, organisme fondé un peu avant la pandémie par John Weisz. Pendant longtemps, le statut des salles indépendantes flottait dans les airs et, grâce aux SMAQ, ces salles ont maintenant l’oreille des subventionnaires. L’ouverture du dialogue est réelle.
On ne connaît pas encore la façon dont l’aide annoncée sera distribuée, ni à qui ni quand. Les détails seront dévoilés cet été. Cela pose de sérieux problèmes, puisque personne n’ose proposer à l’aveugle de nouvelles offres de diffusion adaptées.
Le pouvoir d’achat des spectateurs risque d’être affligé cet été par l’augmentation des prix de consommation. Le choix de consacrer un budget à l’achat de billets sera très calculé et probablement fait au détriment des artistes émergents. Des diffuseurs croient fermement qu’ils auront besoin de nouvelles initiatives gouvernementales pour ramener le public chez eux.
Convaincre le public
« C’est comme l’ouverture d’un enclos de taureaux qu’on libère dans les rues étroites d’un village d’Espagne. Des joueurs se font écorcher, tandis que d’autres se démènent comme des fous pour se rendre au fil d’arrivée sans être trop maganés », observe Patrick Labbé de Doze Management.
En effet, la rapidité de la reprise sans restriction est responsable de l’absentéisme des spectateurs dans nos salles indépendantes. Il existe une véritable congestion : l’offre de spectacles est maintenant trop vaste.
Avec des ventes de billets en baisse, certains craignent encore des moments très difficiles jusqu’à l’automne 2023. En conséquence, Patrick croit que les diffuseurs de Québec devraient s’arrimer, en un collectif moral, pour trouver des moyens de ramener le public en salle.
Jen-Mickaël Bernier partage entièrement l’idée. Celui qui se démène déjà beaucoup sur ses réseaux sociaux pour convaincre le public de revenir croit qu’il s’agit de LA solution pour s’en sortir. D’ailleurs, son cerveau bouillonne de propositions. Il pense notamment qu’une initiative de prix plafond sur les billets de spectacle, comme la récente promesse des vols aériens locaux fixés à 500 $, produirait des effets bénéfiques.
Une campagne publicitaire gouvernementale
Lors des deux grands confinements, le gouvernement n’a cessé de marteler chaque jour le message de rester à la maison. La fermeture des milieux de divertissement en première ligne faisait figure d’incitatif. Certains diffuseurs de Québec affirment que l’accent mis sur le risque de contaminations accru à l’intérieur de leurs salles a instauré une crainte collective à leur égard.
Pour rééquilibrer le balancier, ils pensent qu’une intervention gouvernementale sous forme de campagne publicitaire serait nécessaire. La situation sanitaire a évolué, la transmission du virus est mieux gérée. Il serait primordial de marteler au quotidien le message de sortir de la maison pour redécouvrir la culture.
« Après deux ans dans le même bateau, le monde a besoin de fun. C’est le bon temps pour en avoir », conclut Arnaud Cordier.
Au fait, les musicien.ne.s…
Quelles sont les sources de revenus dans une carrière musicale? Guillaume Sirois, ancien conseiller à L’Ampli de Québec, explique.
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