J’accuse : crier pour défendre son âme. Pour survivre.
On n’est jamais vraiment préparé à se faire rentrer dedans. À se faire dire une vérité crue en pleine face. Et ce, que ce soit dans la vraie vie ou sur les planches d’un théâtre. J’accuse présentée au Théâtre de La Bordée, c’est un peu ça : un bon coup de poing direct, et bien senti, dans les dents. Mais aussi un gros coup de coeur qui fouette le sang et les émotions, de la colère à l’éclat de rire. On ne peut pas rester indifférent aux cris, larmes, appels de ces cinq femmes bien de leur temps.
Cinq cris, cinq femmes
Dans la description de la pièce, on peut lire que c’est une prise de parole féministe. Et quelle prise de parole ! Ce sont cinq cris. Forts, stridents, touchants. Ils vous brassent la cage, mais aussi les méninges et les émotions. Ils vous font réfléchir.Cinq femmes différentes dans leur nature, dans leur douleur, dans leurs désirs. Cinq femmes qui crient pour défendre leur âme, la libérer. Elles cherchent à comprendre, à vivre. À être comprises. Leur réalité crue, qui nous ramène à la nôtre – peut-être pas identique, mais sur certains aspects semblable – ou si près, là, quelque part, terrée sous les couches de déni. Ces femmes, elles ne dénient plus. Elles assument. En beauté, en larmes, en insultes, etc. Elles crient.
Cinq personnages, cinq comédiennes
Je n’ose même pas imaginer toute l’énergie, l’oubli de soi (ou non), toute la rage, la peine, la douleur que les cinq comédiennes ont dû aller chercher au fond d’elles-mêmes. Chacune d’elle a su insuffler à son personnage toute la détresse, la colère et le caractère qu’il fallait. Assise dans la salle, on y croyait. On ressentait. On jugeait, probablement même. On se rappelait quelqu’un. Ou on se remémorait nous-mêmes.Avec sa fille qui encaisse, Catherine Paquin-Béchard nous amène dans la ville souterraine, de Montréal dans une petite boutique où elle vend « des crisse de capris, des hostie de leggings pis d’autres “petits essentiels” à des femmes de peu d’envergure qui souvent s’en donnent trop sous prétexte qu’elles ont un tailleur beige, un diplôme d’avocate pis un pourcentage inhumainement élevé de causes gagnées ». Elle nous fait ressentir toute son amertume et sa désillusion. Celle qui est tannée de se faire regarder « du haut de talons moches comme si elle était de la merde » encaisse et continue de donner avec gentillesse et sourire les conseils qu’on lui demande et qu’on ose remettre en doute.Catherine Trudeau nous donne le frisson avec sa fille qui agresse, celle qui a lancé son entreprise en pleine crise économique, qui aime Jeff Fillion. Celle qui déteste que sa soirée de ballet, qu’elle paie cher, soit ramenée à un événement « populaire », avec moins de classe, par des enfants des quartiers démunis à qui on donne la chance de jouer les petits rats. Elle nous envoie en pleine gueule le politically correct qu’elle n’endure plus et nous submerge d’opinions de radios poubelles, racistes, haineuses. De droite.
Immigrants opportunistes, exploiteurs pis profiteurs qui nous envahissent sauvagement; les noirs, les jaunes, les rouges pis les indéterminés qui se ramènent la carcasse dans des cales de bateaux pour venir crécher chez nous ! ».
Des opinions qui nous donnent – en tout cas, me donnent à moi – le haut-le-coeur et cette envie toute humaine de juger, de débattre… Pourtant, sa douleur, quelque part, nous touche. Nous émeut.La fille qui est intègre, interprétée par Alice Pascual, est une immigrante qui cherche sa place dans notre société. Elle a lu nos poètes et écrivains, regardé nos cinéastes, alors que les hommes québécois qu’elle rencontre ne les connaissent pas et ne parlent que de télé-réalité ou autres émissions grand public. Elle se bat pour montrer qu’elle se sent chez elle, qu’elle vit comme nous, embrasse notre culture, mais l’incompréhension, les préjugés, la peur de l’inconnu, la méfiance sont forts. Et elle crie.
Ce n’est pas vrai que je vis dans un ghetto. Ce n’est pas vrai que j’ingurgite seulement de la nourriture épicée. Ce n’est pas vrai que je ne suis pas capable d’accorder correctement mes participes passés. Ce n’est pas vrai que je ne suis pas capable de m’accorder avec le peuple dévoué qui m’accueille avec compassion, mais que je profite du programme d’assurance-maladie et que j’abuse de la bonté des travailleurs de ma terre d’accueil en recevant de l’aide sociale. »
Lorsque Debbie Lynch-White entre en scène, son personnage, la fille qui adule, s’en prend d’emblée à l’auteure de la pièce. Admiratrice sans bornes (ni retenue) d’Isabelle Boulay, elle s’en prend à elle pour lui dire que c’est « pervers de lui rappeler sans cesse qu’elle fait partie d’une foule, qu’elle est une membre anonyme d’une masse anonyme, c’est toute » et cruel de rire de sa passion pour la chanteuse.
Je suis pas l’hostie de nunuche sans discernement que tu penses que je suis, Annick Lefebvre ! Je le sais qu’Isabelle Boulay voit jamais nos faces parce que les spotlights l’aveuglent! Oui, t’as raison d’affirmer que je rentre chez moi over en émoi, épuisée de m’être extasiée, euphorique chronique pis aphone pas le fun, fière de m’être levée pour danser […] »
La dernière, et non la moindre, nous livre un témoignage poignant, humain sur l’amour et la douleur qu’elle engendre. Avec sa fille qui aime, Léane Labrèche-Dor nous rappelle à tous notre fragilité, notre peur de la solitude, notre envie d’être aimé… Et peut-être nos peines d’amour :je passe mes journées toute seule dans ma cuisine, à éplucher des oignons pis à me sacrer la tête dedans pour justifier mon envie de m’arracher l’iris, la pupille, la rétine pis le globe oculaire au grand crisse de complet tellement mes lacrymales font de l’overtime, de l’overdose, de l’overdrame ».Bref, bravo aux cinq comédiennes : elles portent cette pièce, ce texte et ces personnages avec brio, authenticité, émotions. J’y ai cru et j’y crois encore.
Des mots forts, des rires et des pleurs
Les extraits que j’ai mis semblent indiquer une pièce d’où on sort en colère, les yeux pleins d’eau. Oui et non. En fait, la pièce nous fait passer par mille et une émotions, la colère, la honte, le regret, la peine, la joie. Car on rit dans cette pièce. Beaucoup. Des jeux de mots, des références… Un texte magnifique plein de sensibilité, d’humanité. De féminité. Un texte sur lequel j’ai eu envie, juste après la pièce, de mettre la main pour pouvoir le lire et le relire. Pour me rappeler. Et mieux le comprendre, encore.Envie de tenter l’expérience de J’accuse ? Eh bien, vous avez encore quelques jours pour aller la voir : la pièce joue jusqu’au 4 février au Théâtre de La Bordée (oui, je sais, j’ai pris mon temps pour publier mes impressions…). Face à la popularité de l’oeuvre, l’équipe du théâtre a ajouté une supplémentaire aujourd’hui, 31 janvier. Si ce n’est pas déjà fait, appelez pour voir s’il reste des billets et allez la voir. Vite ! Maintenant !
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