Le pouvoir, une marche à la fois
Je suis certaine que je ne suis pas la seule à avoir eu le fantasme de regarder (et écouter) une nouvelle saison de Frank Underwood au cours de la longue, intense et bizarre campagne présidentielle de nos voisins. Et ce, pour différentes raisons que je ne nommerai pas, pour éviter de tomber dans un autre billet politique alors que je veux parler de théâtre.Avouez que le timing aurait été parfait et que les Underwood auraient probablement mis du « piquant » dans tout ça… (je vous vois en rêver). Malheureusement, ce n’est pas arrivé. Au moins, à Québec, nous avons eu la chance de voir une mise en scène de la pièce Les marches du pouvoir écrite par Beau Willimon, auteur de la série House of Cards, sur la scène du Théâtre de La Bordée. Une intrigue dans les coulisses d’une investiture démocrate qui n’était pas sans ramener des souvenirs de celle qui s’est jouée quelques mois plus tôt.
Coulisses de la politique : idéalisme et coups de théâtre
En politique, il y a un peu du théâtre, quand on y pense. Des mises en scène, des rôles joués, des drames et des scandales. Des discours appris (et déclamés). Et de la politique, surtout ses coulisses, jouées sur les planches, c’est presque une mise en abyme… Non, pas vraiment, mais ça donne la sensation d’être en direct derrière les rideaux où l’équipe attend le candidat durant son discours.Et c’est exactement ça. Tout au long de la pièce, on ne voit jamais le candidat, mais son équipe (et un peu l’équipe adverse). Toujours en train d’agir, de réfléchir à comment faire gagner leur candidat. À contrôler (retenir ou sortir) l’information à son sujet, à utiliser celle qui concerne « l’ennemi » contre ce dernier. À manipuler (ce qu’ils peuvent) l’opinion publique à l’avantage de leur candidat.Les marches du pouvoir suit David Bellamy. Jeune (le plus jeune et le meilleur !) relationniste et conseiller de campagne, il se dévoue pour la campagne du sénateur Morris, aux idées révolutionnaires (à ce qu’on comprend) et loin de l’establishment, qui tente de devenir le candidat démocrate à la présidence. Ambitieux et charismatique, Bellamy, on le comprend très vite, veut gagner, croit gagner et il n’a pas envie de se laisser arrêter. Il est arrivé là grâce à sa réputation qu’il a acquise à force de travail et de relations.En même temps, il est un peu un idéaliste. Il croit en son candidat, à sa victoire, à ses idées. Et surtout en son ami, collègue et chef de campagne. On le sent tiraillé par ses croyances et son désir de réussir dans le milieu politique (et impitoyable !) américain. Méticuleux et compétent dans ce qu’il fait, on lui fait confiance. Avec raison. Mais, on finit toujours par faire des erreurs. C’est d’ailleurs ce qui va arriver à Bellamy. Il va accepter de rencontrer le chef de campagne de l’adversaire. Geste qui chamboulera tout autour de lui. Même en lui.
Jouer à la politique et réussir
Bellamy est interprété avec brio par Charles-Étienne Beaulne. Il construit au fil des scènes un personnage sensible, idéaliste, jeune loup, passionné et surtout crédible. On croit à sa réalité, à ses désirs, à sa peine vis-à-vis sa récente rupture, à son amitié, à son attachement et intérêt pour la jeune stagiaire. Son déchirement intérieur. En ce seul personnage, on comprend tous les revers et contradictions qu’une carrière politique peut créer de nos yeux d’électeurs, de citoyens.Ce qui rend aussi l’intrigue (et le personnage de Bellamy) crédible et réaliste, ce sont les relations entre les personnages. La vie d’une équipe de campagne, c’est intense. Ses membres font ensemble le tour d’un grand pays pendant des mois et des mois à bord d’un bus, collés, sans trop de vie privée, partagent des bureaux, des verres dans les bars d’hôtel, des idées… Ça développe des liens, une intimité, de se fréquenter de façon si intensive.L’ami et collègue de Bellamy, Paul Zara est peu un pivot dans la pièce. Sa relation avec le jeune conseiller, bâtie sur la confiance et sur l’idéalisme, est importante pour Bellamy. Celle d’un mentor et de son élève combinée à celle de deux bons amis. Il était donc important que le courant passe entre les deux comédiens. Zara est joué par Jean-Sébastien Ouellette. Un jeu très réussi. Peut-être moins flagrant au début de la pièce, car la relation avec Bellamy et le personnage de Zara prend de l’ampleur tout au long de la pièce, jusqu’à la scène pivot, dans la chambre d’hôtel. Cette discussion pleine d’émotions est, à mon avis, une des plus belles scènes de la pièce, bien jouée, sans artifices. Vraie.Une autre relation importante dans la pièce est celle que Bellamy développe avec la jeune stagiaire, Émilie, après une nuit arrosée et folâtre. Une intimité et une confiance s’installent presque instantanément entre les deux personnages. L’interprétation des deux acteurs (Émilie est jouée par Nathalie Seguin) donne à cette connexion de la crédibilité, mais surtout nous amène à nous identifier aux deux personnages, à leurs peines, leurs joies. Leurs confidences. Car ils s’en font, des confidences.Bref, beaucoup de la pièce repose sur le jeu des acteurs, sur les personnages qu’ils interprètent. Bravo, c’est réussi. Car dans mon cas (et d’après les rires, les soupirs et les réactions dans la salle, pour le reste du public aussi), c’est ce qui m’a fait embarquer aller-retour dans l’intrigue. Dans ce monde caché.N’oublions pas le reste de la distribution, Hugues Frenette, Maxime Beauregard-Martin, Israël Gamache et Sophie Dion qui, même si je n’en ai pas parlé ici, viennent bien compléter l’intrigue avec leur propre jeu.
La mise en scène de la politique
On pourrait croire, avec un tel sujet, que la mise en scène prend beaucoup de place et qu’elle est clinquante. Pourtant non. Élaborée par Marie-Hélène Gendreau, elle est sobre, sans fla-fla. Concrète. La metteure en scène a plutôt opté pour le réalisme et la simplicité et misé sur la direction de ses acteurs (superbe !), leur jeu. Et c’est, selon moi, un des points forts de la pièce. Car l’accent est mis sur les déchirements intérieurs, les relations humaines sans que ces derniers soient ombragés par des décors trop imposants (les décors sont issus du travail de Véronique Bertrand), des actions trop théâtrales. On est dans la réalité. La vérité.Mention spéciale à la musique de Josué Beaucage qui a su appuyer l’ambiance.Je conclurai en vous disant : allez voir la pièce. Elle en vaut le détour. Attention toutefois, ce n’est pas House of Cards. Pas d’adresse au public, pas de grand schème ou de machinations à la Underwood. Juste une réalité crue, comme seul le théâtre peut le faire. Vous sortirez de là ravi de votre expérience et peut-être un peu déçu de ne pas pouvoir faire « jouer le prochain épisode ».La pièce est jouée au Théâtre de La Bordée jusqu’au 26 novembre. Pour en savoir plus sur Les marches du pouvoir ou acheter vos billets, rendez-vous sur la page de La Bordée et suivez sa page Facebook : quelquefois, il y a des rabais de dernière minute sur des billets !
À noter, la pièce, dont le titre original est Farragut North, a aussi été adaptée pour le cinéma sous le titre The Ides of March (Les marches du pouvoir en français) par Georges Clooney (réalisateur).
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