
Si j’écris ville intelligente, lisez-vous plutôt buzz word, gadgets, big brother ? C’est peut-être que l’expression se retrouve souvent dans des discours déconnectés des communautés et de leurs territoires. Or c’est avant tout de connexions réelles, sociales, qu’émerge l’intelligence d’une ville. C’est ce qu’auront rappelé les conférences d’Intelligences numériques présentées par l’Institut Technologies de l’information et Sociétés (ITIS) lors de la Semaine numérique.
Innovation sociale
Cuisines partagées, espaces de coworking, art dans la rue, monnaie locale, végétalisation et même poulailler urbain pris en charge par le milieu à l’aide d’outils numériques : la Smart City nantaise présentée par Francky Trichet, adjoint au Maire de Nantes Innovation/Numérique, repose fondamentalement sur l’innovation sociale et communautaire. Dans cette « ville des intelligences mises en réseau », le numérique est accélérateur de création et la création, moteur et inspiration du développement économique.
Difficile de ne pas penser ici aux initiatives nées à Saint-Roch : concertation pour Verdir Saint-Roch; groupes d’achats, cuisines collectives, potlucks de l’Accorderie, des Ateliers à la terre du Centre Jacques-Cartier; groupe de travail de monnaie locale complémentaire; piano au parvis et frigo de Libérez la bouffe; placettes publiques, murales, installations artistiques; espaces de coworking, potager sur le toit du Hub… N’est-ce pas ça, la véritable essence de Saint-Roch technoculture – le potentiel d’intelligences urbaines d’un quartier où cohabitent des acteurs dynamiques de tous les milieux qui peuvent collaborer dans des initiatives profitables à tous ?

Acceptabilité et participation citoyennes
Saint-Roch a attiré l’attention de Sehl Mellouli, professeur au Département des systèmes d’information organisationnels de l’Université Laval. Dans sa présentation Gouvernance et acceptabilité citoyenne, il a cité le développement du quartier pour illustrer que les citoyens aujourd’hui « sont de plus en plus présents et font entendre leur voix ». Une municipalité qui se veut intelligente a beau consulter en amont, mettre en ligne des sondages, s’activer sur les réseaux sociaux, une question demeure : a-t-elle les outils et mécanismes pour absorber et traiter l’input citoyen ? Voilà l’enjeu central auquel M. Mellouli, ses pairs et étudiants s’intéressent, analysant des dizaines de pratiques et outils de consultation.
La visée ultime ? Éclairer les municipalités dans l’adoption de mécaniques offrant un meilleur rapport efforts/efficacité.Programmes particuliers d’urbanisme (PPU), vision des déplacements à vélo ou du verdissement, réfections de rues, gestion des ordures et matières recyclables : des mécaniques de consultation améliorées pourraient sans doute alléger la tâche (voire les dépenses) de l’appareil municipal et favoriser l’engagement des citoyens. Peut-être même améliorer la circulation des résultats des consultations, travaux des tables de concertation, mémoires déposés vers tous les services de l’appareil municipal, qui nous apparaissent à l’occasion comme d’étanches silos – un mot à proscrire dans la ville intelligente.
Que dire des maquettes urbaines de Sylvie Daniel du département de géomatique ? Imaginez : vous êtes assis avec cinq ou six autres citoyens lors d’une consultation pour un PPU dans Saint-Roch, on vous demande quelle hauteur d’édifice, en mètres ou en étages, vous paraît appropriée pour telle ou telle artère, et votre unique appui visuel est une carte du quartier à plat sur la table. Et si on vous posait la question en utilisant maquette 3D et simulation située pour vous permettre de visualiser la rue avec ses édifices actuels puis avec des édifices de x étages ou mètres supplémentaires ? Là, vous voyez ?
Plus intelligente qu’hier, moins que demain
Le panel de clôture, Vers la ville intelligente de demain, réunissait Renaud Delguedre, directeur général du Bureau économique de la Province de Namur; Gwénaël Bodo, directeur des coopérations de la veille territoriale et de l’évaluation, Rennes métropolitaine; Marc des Rivières, directeur du Bureau du transport de la Ville de Québec; Vincent Cornu, responsable numérique Ouest, ERDF Nantes.
Namur, l’intelligence démocratique
Pour Namur, une capitale doit donner l’exemple, et la notion de fond de la ville intelligente est la gouvernance – l’élément qui demeurera tandis que les technologies se succéderont. Exit les solutions uniques et unidirectionnelles du passé : en démocratie intelligente, le citoyen et l’élu ont chacun une légitimité, qu’ils doivent se reconnaître mutuellement. L’élu organise le réseau d’échange de son territoire, pour favoriser la collaboration et l’innovation dans toutes les composantes de la société et redonner du sens collectif.
Rennes, surdouée?
La Rennes présentée par M. Bodo prend des allures de surdouée. Engagée dans les données ouvertes, elle s’investit dans la mobilité durable et la préservation de son bâti patrimonial, à travers des reconversions audacieuses. De son point de vue, la ville intelligente doit maîtriser les problématiques de l’étalement urbain, des îlots de chaleur, et réduire le nombre de voitures à passagers uniques dans son centre.
Elle invite à la mutualisation, à la concertation, encourage le verdissement et l’agriculture urbaine, accueille l’art public et les aménagements réversibles. Elle place les citoyens et leur qualité de vie au centre de ses actions et décisions. Son intelligence ne passe pas obligatoirement par les technologies. Ainsi, Rennes s’est entendu avec son université pour ajuster les horaires de cours afin de désengorger le métro à l’heure de pointe du matin – une solution « humaine » plus rapide et moins coûteuse que d’engager des travaux visant à accroître la capacité du réseau pour une plage horaire engorgée.
Et Québec?
La Ville de Québec rejoint ses homologues quant à la finalité de la ville intelligente : améliorer la gestion, l’organisation, la performance, et donc la qualité de vie des citoyens, gens d’affaires et touristes. Toutefois, l’océan entre Québec et Rennes a semblé se creuser lorsque le panéliste a affirmé : « à Québec, 80 % de la population se déplace en voiture et ce n’est pas le rôle de la Ville de “les forcer” » vers d’autres choix. On peut retrouver sur le site web de la Ville de Québec les six axes prioritaires de gestion intelligente qu’il a présentés : les services aux citoyens; l’eau; la sécurité; le développement économique; les transports, les infrastructures et immeubles.
Après avoir vu la ville intelligente selon Nantes, Namur puis Rennes, on aurait espéré entendre qu’à Québec, la gestion intelligente prend en compte les îlots de chaleur et le verdissement, l’étalement urbain et la préservation du patrimoine bâti, l’art public – dont elle se fait pourtant une fierté ! – et la diversité des acteurs de la communauté… Cette présentation reflétait-elle la perspective d’ensemble de l’appareil municipal sur la ville intelligente ou avait-elle une visée plus spécifique, comme la toute dernière, axée sur la distribution électrique par ERDF Nantes ? L’avenir nous le dira.
D’autres questions
En conclusion, Stéphane Roche, professeur-chercheur au département des sciences géomatiques de l’Université Laval dont les interventions ont ponctué la série de conférences, n’a pas manqué de taquiner Québec et sa voisine rive-sudoise sur leur vision du transport en commun, plus compétitive que collaborative. Du reste de son propos, on retient notamment qu’il conviendrait de parler d’intelligences urbaines davantage que de ville intelligente, et que l’enjeu numérique a ramené à l’avant-plan un questionnement sur la ville qui était un peu tombé aux oubliettes.
Qui dit numérique dit inévitablement fracture, et ceci n’a pas échappé aux conférenciers. La professeure en technologie éducative Margarida Romeo (Créativité et participation dans la ville à l’ère du numérique) a rappelé aux membres de son auditoire leur responsabilité en tant que gens « du côté fort du numérique » : diffuser, transmettre, casser les stéréotypes de genre ou de classes, inclure pour freiner l’écart… La lutte à la fracture numérique elle aussi commence par les connexions citoyennes sur le terrain.