Le pirate et moi

metro

Je t’aperçois depuis que je vis dans Saint-Roch, t’es toujours un peu mal pris. Je me suis demandé souvent ce qui a bien pu t’arriver pour que tu finisses comme une épave. J’avais envie de t’interviewer, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. Aborder un sans-abri pour un entretien avec prise de photos…? J’y songeais depuis longtemps, avant que le destin s’en mêle.

Jésus Jésus Jésus

Je n’étais plus capable de débarrer mon vélo, mon cadenas était gelé au Métro, et ce n’est pas un bel endroit pour rester pris dans le quartier à la fin du mois vers 16 h 30. On dirait que le monde n’est pas de bonne humeur, ou impatient, ou qu’il a faim. Un punk est passé à côté en criant : « Des cigarettes ? Un peu de monnaie…? Ah pis mangez toute d’la marde ostie ! ». Hey, j’ai une journée de marde moi aussi ! Entendre ça ne l’arrange pas.Je ne me rends pas souvent à trois Jésus. En fait, trois Jésus, c’est quand j’ai épuisé toute ma réserve de sacres. J’allais laisser mon vélo pour revenir une journée plus chaude. J’ai réussi à le débarrer juste avant de t’apercevoir. Je me suis précipité sur Saint-Joseph et je t’ai rattrapé, tu fouillais dans les parcomètres. Une dame a dit « pauvre petit ! » en te croisant, comme si ça allait t’aider.

En t’abordant, j’ai sorti deux piastres :

–  T’as besoin d’argent ?

Tu m’as répondu surpris, mais d’un air « ça va un peu de soi » :

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– Oui ?

– C’est quoi ton nom ?

– Martin.

J’ai dû te faire peur parce que je suis imposant. Je t’ai demandé si je pouvais t’interviewer le lendemain à 18 h. On s’est donné rendez-vous au Ashton, j’ai dit que j’allais payer la poutine.

– Pas de problème, on m’a déjà demandé d’aller dans une classe pour parler de ma petite personne. C’est possible… 18 h, pas de problème, je vais être là.

J’étais surpris de la manière dont tu t’exprimais. Ton langage laissait transparaître un niveau d’éducation auquel je ne m’attendais pas. Qu’a-t-il bien pu se passer pour que tu te retrouves à la rue ?  En retournant chez moi ce soir-là, je me suis dit que cette journée n’était pas gâchée au final. Ça faisait longtemps que je voulais t’aborder et tu avais accepté, gentiment. J’étais heureux mais pas… Je réalisais que si ça t’était arrivé à toi, ça pouvait m’arriver.

Je me suis rendu le lendemain un peu avant 18 h au Ashton. J’ai mangé ma poutine sans toi. J’ai fait les cent pas en allant vérifier la porte avant, puis la porte arrière, et dehors… À 18 h 30, j’ai décidé de partir à ta recherche. Je me suis rendu sous les échangeurs; quelqu’un m’avait dit qu’il y avait une cabane par là, mais je n’ai rien trouvé. Alors je me suis rendu à Lauberivière.

Lauberivière

On entendait le bruit des casseroles en arrière. Les cuisiniers finissaient le ménage. Les lumières de l’immense salle à manger étaient fermées et les tables, nettoyées. J’arrivais trop tard. Des gars sur des chaises de bois en profitaient pour dormir au chaud avant de retourner dehors. Je me suis rendu à l’accueil. J’ai expliqué que je cherchais un Martin, que tu avais l’allure de Tom Hanks dans le film Cast Away.

– Je connais quelqu’un qui ressemble à cette description, mais il ne s’appelle pas Martin. C’est un gars pas mal cultivé. Il vient rarement ici.

– Est-il ici?

– Non, je ne l’ai pas vu ce soir. En ce moment, il doit être en train de chercher un abri pour la nuit.

Tu m’avais menti sur ton nom, t’as le nom d’un Amiral! C’est un autre signe d’intelligence qui m’a surpris. Pourquoi es-tu dans la rue? Est-ce que les autres sont comme toi?

Je suis passé par le Ashton une dernière fois avant de repartir. J’ai croisé une amie sur Saint-Joseph qui m’a dit t’avoir vu dans un portique plus loin. T’étais là, il faisait froid. Ton regard avait changé, tes yeux ressemblaient plus à ceux d’un pirate aux aguets. Je t’ai interpellé en t’appelant par ton vrai nom, j’aurais peut être pas dû…

– Tu te cherches un abri ?

– Non, je vais dormir ici.

– Il fait pas un peu froid ?

– Non je suis bien ici, je me couche là et y’a pas de problème.portique

J’ai remarqué tes souliers défaits. C’est la saison des bottes d’hiver, il me semble… J’ai vu ton manteau d’un peu plus près, il me semble assez chaud. Y’avait une brique pas loin… Je t’ai demandé si tu te souvenais de notre rendez-vous. Tu m’as dit que tu pensais que c’était hier et t’as rajouté sec :

– Pas à soir, ça me tente pas à soir.

Tu as monté un peu le ton ensuite, l’air irrité :

– Excuse-moi là, je pensais que c’était hier. Je n’étais pas là parce que je pensais que c’était hier ! C’est pas de ma faute ?! Donne-moi une heure !

– Une heure ?

– Donne-moi une heure demain pis je vas être là !

J’étais déstabilisé, alors j’ai dit 13 h, comme 1 heure.

– À 13 h au Ashton, demain je vais être là.

J’ai quitté. Sur le coup j’étais content qu’on remette ça au lendemain finalement, que ce soit un malentendu. Je suis passé devant les Escomptes Lecompte et j’ai vu toutes les décorations de Noël. J’ai accéléré le pas pour ne plus entendre la musique. J’ai eu une impression de dégoût en regardant les articles dans les vitrines, ça faisait contraste. Revenu chez moi, j’ai écrit sur Facebook que je connaissais un gars qui allait coucher dehors. De façon lucide, quelqu’un a répondu :

– Bonne chance à lui.

Non seulement j’allais lui payer le Ashton, mais j’avais décidé de lui donner 20 $. J’ai aussi mis des bas chauds dans mon sac dans l’intention de lui donner, puis je me suis rendu au Ashton vers 12 h 45. À 13 h j’étais fébrile. Vers 13 h 10, je sortais dehors et rentrais pour voir s’il n’était pas passé par l’autre porte. Je décrivais des cercles, les employés me trouvaient suspect.

Il n’est jamais passé. J’avais d’autres activités, alors à 13 h 45, j’ai jeté la serviette. Je m’étais fait pirater.

Je ne saurai jamais ce qui s’est passé. Était-ce une rupture, un abandon, un rejet de la société dans son ensemble? Étais-je un autre imposteur? Peut-être qu’il pensait que j’allais écrire une histoire de Noël poche à son insu ? Peut-être qu’il est médicamenté, qu’il oublie ? Je ne l’achalerai plus, mais j’aurais aimé comprendre.

Je vais te laisser en paix, c’est probablement ce que tu veux par-dessus tout.ashton

Épilogue

Le 30 novembre, le préposé de Lauberivière m’a expliqué que le lendemain, le 1er décembre, la moitié des gens de sa clientèle allaient payer un loyer avec leur chèque de B.S. pour tenter de se reconstruire une vie. Certains réussissent, d’autres reviennent, mais la clientèle change chaque mois.

Il y a un manque de financement en ce moment, alors si vous voulez faire un bon geste, je vous invite à donner de l’argent, si le cœur vous en dit, pour un itinérant. Parce que même si vous pensez que vous menez une belle vie et que vous êtes à l’abri… un jour, ça pourrait être vous ?Pour en savoir davantage sur les différentes façons d’aider l’organisme dans sa mission, visitez le site de Lauberivière.

Lauberivière
401, rue Saint-Paul
418 694-9316

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