L’homme invisible
Chaque matin, le même chemin. Les pas s’alignent seuls. Les vitrines, les façades défilent et n’accrochent mon regard que si elles ont quelque chose de changé. Souvent les mêmes visages, que je ne remarque plus. Sauf s’il s’agit d’une jolie fille. À en juger le regard de ceux que je croise, je ne suis pas seul à marcher tel un automate. Dorchester, Saint-Joseph, Caron, Charest. Toujours dans cet ordre. La même distance, parcourue plus ou moins rapidement selon la température.
Rester de glace
Voilà plusieurs jours que la température est en dessous de – 20. Cinq minutes de marche pénible, et surtout pas l’envie de flâner. Lui le fait pourtant. Assis sur des marches extérieures, se balançant légèrement. Enfin, dire qu’il flâne est un bien grand mot. Pour moi, flâner évoque une certaine légèreté, c’est prendre le temps de profiter d’un instant agréable. Rien à voir avec le fait de rester assis, en plein vent, à – 20. Il y a bien des limites à aimer regarder les passants et sentir le rythme de la rue.
Des vertus insoupçonnées du froid
Le froid a cet étrange pouvoir révélateur. Entre deux vitrines, que je ne remarque plus depuis longtemps, il met en lumière cet homme, qui quête. Je me dis qu’il ne récoltera peut-être rien d’autre qu’un coup de froid. Je réalise alors que cet homme fait pour moi partie du paysage. Que ses mains tendues n’ont pas plus de valeur que tout le mobilier qui meuble les trottoirs. Que malgré moi, à force de le voir chaque matin, je ne lui accorde plus sa part d’humanité.Quelles que soient les raisons qui le poussent à faire la manche, cet homme réalise ce que je ne serai pas capable d’endurer plus de 10 minutes, bravant des conditions extrêmes pour se payer quelque chose qui réchauffe. De l’alcool?! Peut-être. Et même si c’était ça. Qu’est-ce que je ferais, moi, si je devais passer la journée complète dehors au mois de janvier? Peut-être que j’essaierai d’endormir le peu de conscience qu’il me reste.Le froid a aussi ce sublime pouvoir de révéler la bonté de certains. Une femme s’approche de l’homme, un café fumant et un muffin à la main. L’homme se plie sur son café, comme on se penche au-dessus du feu. Je rentre au bureau. On étouffe ici.
Soutenez votre média
Contribuez à notre développement à titre d'abonné.e et obtenez des privilèges.